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« Non, papa… Non. M pa gen moun k ap ban mwen. Lajan moun ki nan men mwen. » Bras ouverts, une dame dans la soixantaine pleure à chaudes larmes. Le marché a brûlé et avec lui, toute sa marchandise. Ses espoirs. Son remboursement à la banque. L’avenir de ses enfants. Elle s’agite, crache son désespoir. Devant cette infamie, elle ne dispose que de sa voix entrecoupée par des sanglots, un flot de larmes et ces mots teintés d’une souffrance infinie.
Ce dimanche 25 octobre 2020, dans la salle de REV Cinéma, à Pétion-Ville, cette scène filmée dans « Madan Sara » suivant une réalisation d’Etant Dupain provoque des frissons. On aimerait bien que ça reste dans le cadre d’une fiction. Et pourtant. C’est un pan de la vie de ces marchandes qui jouent pieds et mains pour contrecarrer les coups durs de la vie. C’est la résilience de ces femmes haïtiennes qui trouveront malgré tout assez de force pour tout surmonter. C’est l’histoire de nos « Madan Sara », ces piliers de l’économie locale.
Pour raconter la vie de ces « femmes-oiseaux », il a fallu un travail de longue haleine au réalisateur. Près de cinq ans, pour être exact. Pour lui, fils de madan sara, c’était important de valoriser ce secteur de la vie nationale en donnant le micro notamment à ces dames elles-mêmes, à l’économiste Camille Chalmers, à l’écrivaine Edwidge Danticat, entre autres.
Pour ce faire, il a fallu dresser l’historicité de ces héroïnes de l’ombre et comprendre la genèse de ces commerçantes devenues incontournables au fil des siècles. On remonte alors à l’époque coloniale avec le professeur Chalmers qui explique que tout est partie, au fait, des places à vivres. « En partant au marché vendre l’excédent de nourriture, les colons se rendaient compte que les hommes captifs ne revenaient plus. Ils ont donc autorisé les femmes à s’y rendre à leur place. Ils étaient sûrs qu’elles allaient revenir puisque celles-ci laissaient derrière elles leurs enfants… », a-t-il relaté.
Il a fallu également rappeler que malgré leur poids dans l’économie nationale, les madan sara sont peu valorisées et ne sont pas prises en compte par l’État haïtien. Entre marginalisation, absence d’une politique d’assurance et de protection, et doublement victimes de l’insécurité qui gangrène le pays, entre autres, les différents participants ont étalé le lot de problèmes auxquels font face ces commerçantes.
Dans la foulée, toutes ces madan sara ayant témoigné dans ce film documentaire n’ont pas uniquement ladite activité ou ce mode de vie en commun. Leurs enfants constituent également un tronc commun entre toutes ces mères, qui, dans la plupart des cas sont contraintes d’élever seules leur progéniture à cause de la mort de leur compagnon.
C’est le cas de Clotilde Achille, une marchande de légumes, mère de 5 enfants. « Je suis fière d’avoir pu élever mes enfants grâce au madan sara. C’est ce qui d’ailleurs m’a permis de persévérer et de me lever chaque matin durant toutes ces années », a déclaré Mme Achille sur un panel de discussion mis en place après la diffusion du film. Celui-ci était aussi composé de la militante féministe Pascale Solages, de l’économiste Emmanuela Douyon, de la réalisatrice et productrice Rachèle Magloire, du réalisateur Etant Dupain, de l’écrivaine Edwidge Danticat et du juriste Wesley Lainé.